ART

Sophie Calle : Révélatrice de l’intime.

Sophie Calle est à la croisée des arts. À la fois plasticienne, photographe et cinéaste, elle s’est rapidement imposée sur la scène artistique contemporaine. Ses oeuvres sont singulières, parfois déroutantes, et s’inscrivent dans une perpétuelle mise en scène de sa vie ou de celle des autres. Questionnant la limite entre la sphère privée et publique, tout en jouant avec la porosité de leur frontière, l’artiste mêle l’art et la vie, l’intime et le public. Ses thématiques de prédilection sont l’absence et le manque.  Son oeuvre est une exhibition de l’intimité, du « je », qui se décline sous diverses formes ( auto-fiction, reportages, témoignages…), et qui se cristallise autour de la photographie. Par cette place prépondérante de l’intime, le regard du spectateur se confond rapidement avec celui du voyeur. Et pour cause, l’artiste prend appui sur des expériences pour le moins singulières, qui nous invitent à envisager la vie comme une performance artistique.

Je ne retiens que trois de ses principales créations, mais je vous invite vivement à découvrir les autres.

Les dormeurs

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« Je voulais que mon lit soit occupé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme ces usines où on ne met jamais la clé sous la porte. J’ai donc demandé aux gens de se succéder toutes les heures pendant huit jours. Je prenais une photographie toutes les heures. Je regardais dormir mes invités. […]. Une des personnes que j’avais invitées à dormir dans mon lit et que j’avais rencontrée dans la rue, était la femme d’un critique d’art. Quand elle est rentrée chez elle, elle a raconté à son mari qu’elle était venue dormir huit heures dans mon lit et il a voulu voir de quoi il s’agissait. Et c’est comme ça que je devenue artiste. »

En 1979, à la suite de la remarque d’une amie sur « la tiédeur des draps », Sophie Calle décide d’inviter des inconnus à venir dormir dans son lit pour quelques heures, afin qu’il soit occupé sans arrêt durant huit jours. Elle photographie ces « dormeurs » et retranscrit les conversations qu’ils ont eut, leurs positions… C’est avec ce travail photographique et performatif qu’elle fera son entrée officielle sur la scène artistique. Les dormeurs lui vaudra en 1980, l’invitation à la Biennale de Paris par le critique Bernard Lamarche-Vadel.

Dans cette performance, le lit, espace de l’intime par excellence, devient un lieu de passage et de rencontres. L’abandon au sommeil sublimé par la photographie, s’accompagne d’un texte où le dormeur se livre sur sa vie (rêves, regrets, habitude de sommeil..). Sophie Calle retranscrit quant à elle, ces témoignages dans un style se rapprochant sensiblement du nouveau roman, minimaliste et succinct. Un reportage au coeur du sommeil, qui nous plonge dans l’intimité d’une chambre ouverte, où se mêle anecdotes de vie et poses alanguies.

Les Aveugles 

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Autre oeuvre majeure de l’artiste, Les Aveugles, qui fait partie de mes préférées. Sophie Calle donne la parole à des personnes non-voyantes (de naissance ou suite à un accident) et leur demande de lui décrire leur conception de la beauté et le moment où ils ont été le plus frappés par cette dernière. À partir de ces témoignages, l’artiste nous invite à réfléchir sur l’absence de la vue, et comment cette privation peut nous amener à percevoir différemment les choses. Le visible devient l’invisible mais se teinte paradoxalement de nouvelles couleurs : une des personnes interrogées déclare par exemple, que lorsqu’il entend une voix, son cerveau lui attribue une couleur. Cette nouvelle perception est mise en valeur par Sophie Calle, qui associe aux témoignages de ces non-voyants, des photographies, en lien avec le moment qu’ils décrivent. Une oeuvre poétique et sensible, qui renverse notre conception du monde visible.

Douleur exquise 

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Sophie Calle avec Douleur exquise exploite de manière artistique, sa douleur, suite à sa rupture avec un mystérieux M (qui sera plus tard reconnu comme étant Martial Raysse), survenue au terme de son voyage au Japon. Cette oeuvre était à l’origine exposée au Centre Pompidou en 2003, puis a été reprisé et éditée par Actes Sud. Le recueil est agencé en trois volets : Avant la douleur qui est un compte à rebours de quatre-vingt-douze- jours (durée de son voyage), à travers des photographies pouvant être accompagnées ou non de texte et tamponnées en rouge de J-92 à J-1  ; Lieu de la douleur qui est une photographie de la chambre d’hôtel à New Delhi où devaient se retrouver les deux amants au retour de Sophie Calle et où finalement l’artiste recevra un coup de téléphone de M lui annonçant qu’il ne peut finalement pas être là et qu’il a rencontré une autre femme ; et Après la douleur qui reprend le compte cette fois ci à J+1 jusqu’à + 99 et se constitue de 72 diptyques identiques :  la page de gauche étant destinée au récit de rupture de Sophie Calle accompagnée d’une photographie de la chambre de New Delhi et la page de droite aux récits d’anonymes qui racontent à l’artiste le jour où ils ont le plus souffert, toujours illustrés par une photographie.

Douleur exquise semble être au premier abord un énième recueil issu d’une rupture amoureuse. Or, Sophie Calle par son statut de plasticienne, sublime et met en scène l’événement douloureux. La photographie et le texte collaborent ensemble dans cette exhumation de la souffrance. Le voyage au Japon de l’artiste qui est donné à voir dans le volet Avant la douleur est dénaturé car il n’est plus que « cet avant rupture » et support d’un décompte tragique.

Mais l’originalité de ce travail réside dans la mise à nu de l’intime et la participation d’autrui dans cette extériorisation. L’artiste fait régulièrement participer des anonymes dans ces projets, et Douleur exquise ne fait pas exception. Les récits douloureux mis en confrontation avec la scène de rupture à New Delhi, enclenchent un processus thérapeutique. Le lecteur lui même est amené à relativiser la souffrance de l’artiste à la lecture de ces témoignages. L’oubli est également mis en scène et montre le caractère éphémère de certaines douleurs : au fil des pages le récit de la rupture de Sophie Calle s’efface, seul le témoignage de l’anonyme reste, comme une invitation à décentrer son regard sur la souffrance d’autrui.

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